Paysages sonores espagnol et brésilien “Un bruit étrange, inexplicable, enroué, effrayant et risible, me préoccupait l'oreille depuis quelque temps ; on eût dit une multitude de geais plumés vifs, d’enfants fouettés, de chats en amour, de scies s’agaçant les dents sur une pierre dure, de chaudrons raclés, de gonds de prison roulant sur la rouille et forcés de lâcher leur prisonnier ; je croyais tout au moins que c’était une princesse égorgée par un nécromant farouche ; ce n’était rien qu’un char à bœufs qui montait de la rue d’Irun, et dont les roues miaulaient affreusement faute d’être suiffées, le conducteur aimant mieux sans doute mettre la graisse dans sa soupe. Ce char n’avait assurément rien que de fort primitif ; les roues étaient pleines et tournaient avec l’essieu, comme dans les petits chariots que font les enfants avec de l’écorce de potiron. Ce bruit s’entend d’une demi-lieue, et ne déplaît par aux naturels du pays. Ils ont ainsi un instrument de musique qui ne leur coûte rien et qui joue de lui-même, tout seul, tant que la roue dure. Cela leur semble aussi harmonieux qu’à nous des exercices de violoniste sur la quatrième corde. Un paysan ne voudrait pas d’un char qui ne chanterait pas : ce véhicule doit dater du déluge”. Théophile Gautier, Voyage en Espagne, 1840. http://www.youtube.com/watch?v=ksUUAf6MZx8&feature=share Vidas secas, Nelson Peirera dos Santos, 1963. Écouter le tout début du film.

Bel gazou



"C'est une noisette en bois de rose comme le petit bureau de maman.

La noisette collée à une oreille, elle écoute. « Ça chante. Ça dit : hû-û-û... »

Elle écoute, la bouche entrouverte, les sourcils relevés touchant sa frange de cheveux plats. Ainsi immobile, et comme désaffectée par une attention, elle n'a presque plus d'âge. Elle regarde sans le voir l'horizon familier de ses vacances. D'une niche de chaume ruiné, abandonnée par la douane, Bel-Gazou embrasse, à droite, la Pointe-du-Nez, jaune de lichens, bardée de violet par la plinthe de moules que découvrent les basses marées ; au milieu, un coin de mer, d'un bleu de métal neuf, enfoncé comme un fer de hache dans les terres. A gauche, une haie de troènes désordonnés en pleine floraison, dont l'odeur d'amande, trop douce, charge le vent, et que défleurissent les petites pattes frénétiques des abeilles. Le pré de mer, sec, monte jusqu'à la hutte et sa déclivité masque la plage où ses parents et amis pâment et cuisent sur le sable. Tout à l'heure, la famille entière demandera à Bel-Gazou : « Mais où étais-tu ? Mais pourquoi ne venais-tu pas sur la plage ? » Bel-Gazou n'entend rien à ce fanatisme des criques. Pourquoi la plage, et toujours, et rien que la plage ? La hutte ne le cède en rien à ce sable insipide, le bosquet humide existe, et l'eau troublée du lavoir, et le champ de luzerne non moins que l'ombre du figuier. Les grandes personnes sont ainsi faites qu'on devrait passer la vie à leur tout expliquer en vain. Ainsi de la noisette creuse : « Qu'est-ce que tu fais de cette vieille noisette ? » Mieux vaut se taire, et cacher, tantôt dans une poche, tantôt dans un vase vide ou dans le noeud d'un mouchoir, la noisette qu'un instant, impossible à prévoir, dépouillera de toutes ses vertus, mais qui pour l'heure chante, contre l'oreille de Bel-Gazou, ce chant qui la tient immobile et comme enracinée...

- Je vois ! Je vois la chanson ! Elle est aussi fine qu'un cheveu, elle est aussi fine qu'une herbe !..."

Colette, La maison de Claudine, "La noisette creuse"


A Soniferous Garden?


"14 avril. Je reçois aujourd'hui une lettre d'auditeur : "... Je me demande, - sans doute ne suis-je pas le premier, - s'il serait possible, et, dans l'affirmative profitable, de constituer une chimie des sons calquée sur la chimie naturelle, c'est-à-dire cataloguer les sons en éléments simples et composés, établir une classification analogue à celle de Mendéléev, etc... Qu'en pensez-vous? » M. F.
Cette lettre tombe à pic. Malheureusement, la chimie ne nous tirera pas d'affaire. Le tableau de Mendéléev existe déjà pour la musique, c'est le tableau des puissances du chiffre 2. Il est bien clair que le domaine des sons composites dans lequel nous évoluons ne saurait bénéficier d'une classification aussi simple. L'idée de chimie organique est peut-être plus intéressante dans la mesure où l'on y classe les corps par fonction et non par constitution; la chimie moderne est loin de rechercher des formules en azote, oxygène, hydrogène, carbone... L'intérêt est de ramener un composé organique complexe à des éléments également complexes, mais connus et déjà classés. Plus probablement nous faudra-t-il adopter le type d'une classification botanique. Elle aurait l'intérêt de créer de l'ordre, même si cet ordre n'était fondé que sur , le caractère-repère."

Pierre Schaeffer, À la recherche d'une musique concrète, Seuil, p. 93