"Depuis quelque temps, j’efface l’œuvre de Marcel Proust. C’est un travail quotidien, obsessionnel, minutieux. Une entreprise absurde, c’est vrai. Une pure perte de temps.
Jour après jour, phrase par phrase, je gomme À la recherche du temps perdu (…) Sous les frottements répétés du côté bleu de mes gommes le texte imprimé disparaît, la plupart des mots deviennent illisibles et, lorsque j’estime avoir atteint le bon degré d’effacement, je tourne la page."
"Choisir une photo-souvenir. La reproduire, fidèlement. Respecter au mieux l’ensemble des détails que l’empreinte mécanique a su enregistrer. Aspirer, même si c’est impossible, à retranscrire l’impression sans trahir le degré de réalisme de la photographie. S’y soumettre. Surtout ne pas fixer. Ensuite, changer d’outil. Oublier la mine ou le fusain, tout ce qui permet d’inscrire, de désigner. Oublier l’incise, la découpe exacte, le détourage, le trait. Se munir d’une gomme, pour effacer. S’appliquer à défaire la précision des contours auparavant minutieusement délimités. Donner à l’image copiée l’aspect d’une photo plus ou moins floue, d’une photo « ratée ». Une image trouble, indistincte. Vague. Comme le souvenir."
Jérémie Bennequin, jeune artiste français, développe un travail centré sur la question de la trace et du vestige. Processus de gommage, prenant pour objet aussi bien des photos de familles, de simples archives du quotidien, que la cathédrale littéraire qu'est la Recherche du temps perdu. Sous la gomme, textes et clichés sont soumis comme en accéléré à l'oeuvre dissolvante du temps, et gagnent, pour le texte proustien, une mise en exergue de son statut monumental (à la croisée de la mémoire édifiante de l'histoire littéraire et de l'archive), comme une mise en abîme de sa problématique (le gommage gratuit comme temps perdu et tout aussi bien recentré sur un acte de création qui est paradoxalement négatif). Quant aux images quotidiennes, visages de femmes, photos de classe, scènes familiales, anonymes et banales, Bennequin les anime d'une perspective nouvelle, l'oubli contenu dans leur effacement pourvoyant précisément un statut de mystère. Formes fantomatiques qui questionnent notre propre mémoire, mémoire de l’Histoire (littéraire) et des histoires, dans ses flous, ses rapts et ses abysses.
http://jbennequin.canalblog.com/
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